Musée de la Vie wallonne

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Focus

Autour d’un jeu de massacre (première partie)

Jeu de massacre créé, fabriqué et vendu par Marbel TM en 1948. (MVW-5060821)

Un jeu de massacre « afro(négro)phobe »

Sur la notice d'un jeu de massacre reçu en don, en 2021 pour être intégré aux collections du Musée de la Vie wallonne, la règle apparaissait comme suit : « Mettez le jeu en place, en mettant les sujets debout et légèrement inclinés vers l'avant et lancez les palets en vous tenant à au moins 3 mètres de distance. Le jeu se joue à tour de rôle en 10 parties, à raison d'une série de trois coups par tour. […] Le joueur qui abat les sujets dans l'ordre 1, 2 et 3 obtient 500 points […] Ce jeu vous assure un bon amusement ; il est signé MARBEL™ ! EXIGEZ-LE ! [1] ».

En effet, ce jeu de massacre, édité en nombre limité vers 1940, présente pour cibles des caricatures de personnes de couleurs, alors plus communément admises en tant que « nègres » ! Et comme le suggère l'entreprise MARBEL™, « chacun définira sa façon de s'amuser… ».

Alors, pourquoi le Musée de la Vie wallonne a-t-il accepté un tel objet, ouvrant de facto la porte au débat sur ce délit qu'est le racisme ? Pour mieux comprendre comment ce type de don entre en collection et l'intérêt d'en garder la trace, quelques informations s'imposent !

Flashback sur notre passé : comprendre « le mythe du sauvage » dans les expositions universelles/internationales en Belgique

La création de comptoirs coloniaux en Afrique centrale sera un terrain fertile pour les anthropologues belges ! « Le Congo de Léopold II » devint une véritable entreprise d'exploitation coloniale à la fin du 19e siècle. Et pourtant, le Roi ne foulera jamais le sol de « sa possession » ! « Ce pays ne fut jamais peuplé de colons et demeura une colonie d'exploitation avec les conséquences catastrophiques que l'on sait sur la population locale. »[2] La plupart des études anthropologiques effectuées par la communauté scientifique belge se feront « au pays », moyennant le rapatriement de crânes de Congolais décédés…

« A l'instar de leurs contacts avec les colons, les « zoos humains » en Europe étaient considérés par les anthropologues belges comme une excellente opportunité puisqu'ils offraient l'occasion de prendre des mesures anthropométriques sans courir les risques inhérents à un voyage sous les tropiques »[3]. Les premières études ne portèrent pourtant pas sur des Congolais mais sur des Indiens d'Amérique du Sud et des Aborigènes australiens. L'Exposition internationale d'Anvers de 1885 sera la première à exhiber un « village nègre », essentiellement peuplé de Congolais, de Zanzibaris et de Mozambicains aux côtés des objets importés et exportés ainsi que des spécimens ethnographiques.

La Belgique sera considérée comme le carrefour des mondes exotiques. Pas moins de 3 expositions internationales et 6 universelles seront organisées sur 7 décennies : Anvers (1885 et 1894), Bruxelles (1897, 1910, 1935 et 1958), Gand (1913) et Liège (1905 et l'exposition internationale et spécialisée de la technique de l'eau en 1939). « Les […] expositions doivent toujours montrer les « réalisations positives » du colonialisme. La « primitivité » supposée de l'Autre avant l'arrivée du Blanc accentue encore les résultats du progrès de la civilisation »[4].

Durant L'Exposition universelle de Liège en 1905, « […] les visions du monde […] bâties dans ces circonstances, tout imprégnées des certitudes des bienfaits des actions impérialistes et colonisatrices des puissances occidentales, partant civilisatrices, ne lésinaient ni sur les caricatures ni sur les amalgames et la condescendance à l'égard de certains ressortissants étrangers qui y participaient comme on peut le constater à travers le village sénégalais, un « zoo humain » très en vogue, érigé dans le quartier de Fragnée lors de l'édition liégeoise »[5].

L'Invention de « l'indigène »

« On a souvent exhibé des « sauvages » en Occident. Puis, avec la montée en puissance des empires et la notion de « civilisation », le monde des expositions va inventer l'indigène. […] On ne montre plus pour prouver qu'un être est inférieur ou différent, mais pour prouver qu'il est sur le chemin de la modernité, qu'il sort des ténèbres de la sauvagerie. […] Les expositions coloniales [et leurs] pavillons coloniaux vont être les lieux privilégiés de l'opposition entre civilisés et sauvages, entre indigènes et colonisateurs […] »[6]. En fait, ces exhibitions n'étaient qu'une manière détournée de parler de la domination d'une partie de l'humanité sur une autre…

Parallèlement et dans des temps records, ces exhibitions seront poussées à leur paroxysme. En effet, ces « curiosités humaines » seront exposées dans des fêtes foraines, dans des shows organisés et scénarisés pour le spectacle, ajoutant à leur statut de « nègres » celui de « monstres de foires » ! […] « Ces spectacles n'étaient pas volontairement destinés à promouvoir le concept de race : soit les forains étaient inconscients de l'impact social de ces attractions, soit ils n'en avaient que faire. Ils voulaient rendre les personnes exhibées plus intéressantes, attirer les foules et gagner de l'argent. Les idées circulant […] sur la race servaient leurs objectifs[7]. » Le monde du spectacle, en général, s'accapara également « les nègres » pour de multiples raisons. « Alors qu'on observe, sous couvert d'ethnographie, les peuplades mises en cages au jardin d'acclimatation ou parquées derrière les grilles d'un village abyssin ou sénégalais reconstitué […], cirques et cabarets font catcher les « nègres » et danser « les négresses ». Au théâtre, en revanche, il faudra attendre les années 1920 [8] » […].

« Le corps noir est également au cœur d'un fantasme érotique qui secoue les Années folles. […] Bourgeois et bourgeoises regardent le corps du « nègre » ou de la « négresse » comme un corps libre et offert. […] C'est un corps vivant qui a des odeurs, des formes, un touché qui émeuvent et stimulent la curiosité. »[9] Le 7e Art proposera plusieurs œuvres sur le sujet : «Vénus Noire » du réalisateur franco-tunisien Abdellatif Kechiche sorti sur les écrans en 2010 et « Man To Man » du réalisateur français Régis Wargnier, sorti en 2005, se réclament partiellement inspirés de faits réels…

Pour conclure ce premier aperçu, ces expositions seront nombreuses et se succéderont dès la fin du 19e siècle − en des temps records − soit durant deux courtes décennies. De Saint-Louis (Missouri/Etats-Unis) en passant par Amsterdam, Paris, Rouen, Lyon ou encore Bruxelles, ces événements seront légion. Leurs objectifs sont clairs : « […] c'est d'abord une volonté de légitimation et de glorification de l'entreprise coloniale, que l'on retrouve, mâtinées de quelques caractéristiques nationales […]. C'est aussi la volonté de convaincre les opinions publiques de l'intérêt de ces entreprises […]. Aux Pays-Bas (1883) et en Belgique (1897), c'est beaucoup plus pour signifier au monde que « ces petits pays » sont encore de grandes nations »[10].

Le Musée de la Vie wallonne possède en ses collections, de nombreuses archives illustrant ces expositions internationales et universelles (publicités, des annonces événementielles etc.) se déclinant sur des supports variés : cartes postales, photographies, affiches, dessins, poèmes et récits en français, en wallon, …

[1] Extrait de la règle du « Jeu de massacre » édité par MARBEL™, vers 1940. (MVW-5060821)

[2] BANCEL, Nicolas et al, L'invention de la race – Des représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, Editions La Découverte, 2014, p. 120

[3] BANCEL, Nicolas et al, Ibidem, p. 125

[4] BARTHE, Volker, « Des hommes exotiques dans les expositions universelles et internationales [1851-1937] » dans EXHIBITIONS, L'invention du sauvage, Musée du quai Branly, Paris, ACTES SUD, 2011, p. 185

[5] L'Exposition Universelle de Liège en 1905 et sa houillère [En ligne] https://www.provincedeliege.be/fr/focus?nid=19534 . (Consulté le 05/09/2025)

[6] BLANCHARD, Pascal, Les expositions coloniales ou l'invention des « indigènes » dans EXHIBITIONS, L'invention du sauvage, Musée du quai Branly, Paris, ACTES SUD, 2011, p. 207

[7] BANCEL, Nicolas et al., op.cit, p. 220.

[8] CHALAYE, Sylvie, « Théâtre et cabarets : le « nègre » spectacle » dans Zoos humains – Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte/Poche, 2004, p. 300

[9] Idem

[10] BLANCHARD, Pascal, op.cit. p.213.

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Légendes des illustrations

  1. Jeu de massacre créé, fabriqué et vendu par Marbel TM en 1948. (MVW-5060821)
  2. Présentation et démo du Jeu de massacre créé, fabriqué et vendu par Marbel TM en 1948. (MVW-5060821)
  3. Chanson en wallon évoquant de manière humoristique un séjour au Congo et le retour au pays : l'homme est accompagné d'une nouvelle femme, une femme noire qu'il compte exploiter dans les foires. Entre 1920 et 1940. (Bibliothèque des Dialectes de Wallonie). (MVW-2102200000406)
  4. Chanson en wallon, invitant à venir "voir" ces hommes noirs venus du Congo, à les civiliser, voire à s'en méfier. Vers 1909. (Bibliothèque des Dialectes de Wallonie). (MVW-2102200002407)
  5. Présence du Roi Léopold II lors de la cérémonie d'inauguration de l'Exposition universelle de Liège en 1905. (MVW-2303737$01)
  6. Vue montrant quelques enfants en tenues traditionnelles dans le village sénégalais construit dans le quartier de Fragnée pour l'Exposition universelle de Liège de 1905. (2305064$01)
  7. Jeu de société : Loto comique (Vers 1880). (MVW-5041273)
  8. Poupée figurant un bébé à la peau noire et aux yeux dormeurs (Vers 1925) (MVW-5053380) (Plus d'infos via le focus : https://www.provincedeliege.be/fr/focus?nid=6265 )
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