Lire entre les lignes
Nous sommes en 1948. Cela fait plus de dix ans déjà que Jean Boets compile des extraits de presse pour raconter l'histoire de son temps. Le 37e cahier sera le dernier d'un travail de patience, d'attention, de réflexion où chaque article de presse, chaque illustration, chaque carte, chaque annotation, chaque titre ou sous-titre est à sa place. Dans les dernières pages de ce cahier, un extrait nous invite à lire le texte rédigé par Fernand Dehousse (le père de Jean-Maurice), alors âgé de 42 ans et grand défenseur de la construction européenne. L'article est daté du dimanche 12 décembre 1948 alors, que la Déclaration universelle des droits de l'homme vient d'être adoptée.
On y lit : Avons-nous assisté (…) à un éVéNEMENT HISTORIQUE ? (…) A la réflexion, le tout est cependant de savoir ce que l'on entend au juste par éVéNEMENT HISTORIQUE. S'agit-il là d'un fait qui se produit pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, ou bien d'un événement de nature à exercer une profonde influence sur la destinée des hommes ? Je suis assez enclin à me rallier, dans le cas présent, à la première interprétation. En revanche, j'ai des doutes quant à la possibilité de retenir la seconde pour la Déclaration des Droits de l'Homme. (…) Ne concluons pas trop vite que la Déclaration (…) NE SERT A RIEN. En réalité, elle forme, dans la pensée de ceux qui l'ont préparée (…) le premier volet d'un triptyque ; elle doit être suivie d'une ou de plusieurs conventions (donc de traités véritables) et de l'édification d'un système assurant l'exécution effective de celles-ci. Nous n'en sommes pas encore là, mais cette perspective ne doit pas pour la cause être perdue de vue.
Près de 75 ans plus tard, qu'en est-il ?
Les droits de l'homme ne doivent pas être imaginés comme une catégorie intemporelle. Ils ont émergé, à l'issue d'une lente maturation de la pensée politique et philosophique. Proclamés solennellement en 1789 par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, inscrits progressivement dans les textes, ils se sont également ancrés dans les mentalités, dans les pratiques sociales. Cette concrétisation a été parallèle à l'installation et l'affermissement des régimes démocratiques. Elle demeure fragile et incomplète, comme l'ont montré, dans la première moitié du xxe siècle, le retour des dictatures, l'expérience des régimes totalitaires ou les atrocités de la seconde Guerre mondiale.
Pourtant, on peut en proposer une lecture optimiste. Citons l'universalisation de la revendication des droits de l'homme, l'extension progressive des droits reconnus, la proclamation de l'indivisibilité des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux et culturels, l'inscription des droits et libertés dans le droit positif allant de pair avec le développement des mécanismes de contrôle destinés à sanctionner la violation de ces droits et libertés, la mise hors-la-loi (même s'ils sont loin d'avoir été complètement et entièrement éradiqués) de la colonisation, de l'apartheid, du racisme… Force est de constater que l'adhésion presque universelle au principe des droits de l'homme, placés sous la protection de la communauté internationale, n'est pas une garantie contre les atteintes qui continuent à leur être portées.
Les droits de l'Homme ont bel et bien une histoire, et cette histoire continue de s'écrire tous les jours, à la façon de Jean Boets, qui l'a écrite de manière brillante et intelligente.
À défaut de pouvoir éradiquer les guerres, le droit international humanitaire a tenté de les civiliser ; le droit international pénal, né à Nuremberg en 1946, entend mettre fin à l'immunité des crimes, qui par leur nature et leur ampleur, concernent l'humanité tout entière. La globalisation et la prise de conscience de nos responsabilités face aux générations futures obligent à penser des droits nouveaux : tels le droit à l'environnement ou le droit à la mobilité, impliquant pour les états des obligations communes et corrélatives.
La Déclaration universelle de 1948 a marqué une étape essentielle dans l'histoire des droits de l'homme en les plaçant sous le soutien de la communauté internationale.
Pourtant, nombreux sont celles et ceux qui attendent encore que les droits solennellement programmés deviennent réalité. C'est le sort de tous ceux et celles qui, sur la planète, n'ont pas eu la chance de naître dans des pays libérés de la terreur et de la misère, de ceux et celles qui subissent l'emprise des extrémismes religieux ou appartiennent à des minorités persécutées. Le second conflit mondial le démontre à souhait.
Mais même là où la situation des droits de l'homme est globalement acceptable, il est difficile de crier victoire. Par exemple, la pauvreté, que l'on croyait avoir éradiquée, a refait irruption dans les pays les plus riches, engendrant de nouvelles formes d'exclusion.
Il ne faut pas considérer la promesse des droits de l'homme comme un leurre mais au contraire continuer le combat pour qu'elle se réalise. Ce combat est sans fin car le champ n'a cessé de s'étendre. Les mentalités doivent évoluer pour que soit enfin effective l'égalité des femmes ou qu'il soit mis fin à l'égoïsme insupportable de celles et ceux qui veulent s'approprier la jouissance et les droits des bienfaits du progrès en dressant autour d'eux… Des frontières barbelées afin de rejeter les autres vers leur misère et sous le joug des tyrans. Pour agir dans un esprit de fraternité universelle, il nous faut comprendre l'état et la dynamique des droits. C'est en s'ouvrant à leur connaissance et à leur progrès qu'on assurera leur survie.
C'est beaucoup de tout cela que nous transmet Jean Boets, par le biais de ces centaines d'extraits soigneusement choisis et ordonnés pour nous transmettre la mémoire d'un temps pas si lointain que cela…
La Charte des Nations Unies est signée à San Francisco le 26 juin 1945, à la fin de la Conférence des Nations Unies pour l'Organisation internationale, et est entrée en vigueur le 24 octobre 1945. Le Statut de la Cour internationale de Justice fait partie intégrante de la Charte. Elle comprend de très nombreuses références aux droits humains, rappelant la foi des États signataires, dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes.
Le xxe siècle, la période qui s'ouvre avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale et se clôt avec la chute du mur de Berlin, n'a cependant pas « inventé » l'organisation internationale. D'une part, les projets d'institutionnalisation des rapports internationaux procèdent d'un courant d'idées qui remonte loin dans le temps et se prolonge jusqu'aux conférences de La Haye de 1899 et 1907. D'autre part, l'ère des organisations intergouvernementales a commencé au xixe siècle avec les interventions intermittentes du Concert européen (1896-1914) ainsi qu'avec les activités régulières des commissions fluviales et des unions internationales.
Cela étant, le xxe siècle peut être crédité de quatre apports principaux en la matière. Représenté par la création de la Société des Nations (SDN) puis de l'Organisation des Nations unies (ONU), le premier est capital, c'est l'avènement d'une organisation mondiale, c'est-à-dire une entité à vocation universelle et à mandat global, en termes de sécurité collective et de coopération spécialisée, qui coiffe les activités d'un certain nombre d'institutions spécialisées. Le phénomène du régionalisme représente le deuxième apport. Il est illustré par le développement d'organisations subrégionales, régionales et transrégionales collaborant de manière plus ou moins souple et fréquente avec l'ensemble systémique constitué par l'organisation mondiale. Lié au supranational, le troisième apport s'est traduit par l'émergence d'un type d'organisation particulièrement avancé dit d'intégration. Le quatrième apport est le transnationalisme, soit l'intensification sans précédent de l'interface des sociétés civiles nationales avec les organisations intergouvernementales.
Contrairement à la Société des nations, l'ONU est créée indépendamment des conditions politiques dictées aux pays vaincus et ne reçoit aucune attribution relative à la mise en œuvre des traités de paix. Par ailleurs, l'ONU est dotée d'un dispositif de sécurité collective plus complet et plus cohérent que la SDN : la Charte prohibe tout recours (et toute menace de recours) à la force dans les relations internationales, sauf en cas de légitime défense ou pour les besoins d'une action collective décidée par l'ONU en réponse à une agression.
L'ONU est initialement dominée par les grandes puissances et bientôt investie par leur affrontement, devenant ainsi un champ clos de la guerre froid. Puis elle se développe progressivement, et l'histoire de l'ONU est dans une certaine mesure celle de sa conquête par les petites et moyennes puissances, au détriment de ses principaux fondateurs.
Malgré l'incapacité des Nations unies à résoudre les problèmes de la société internationale, la charte et ses principes demeurent un instrument essentiel des relations internationales. Même imparfaitement, l'Organisation s'est adaptée à l'évolution des problèmes internationaux. Elle a maintenu son existence, conservé ses principes, développé son universalité. Contre vents et marées…
Nous sommes le 2 août 1939. Albert Einstein, le père de la théorie de la relativité et prix Nobel de physique en 1921, signe une lettre qu'il adresse au président américain Franklin Roosevelt. Jamais auparavant une simple lettre n'avait pesé aussi lourd dans l'histoire de l'humanité…
Au cours des quatre derniers mois, grâce aux travaux de Joliot en France et à ceux de Fermi et Szilard en Amérique, il est devenu possible d'envisager une réaction nucléaire en chaîne dans une grande quantité d'uranium. (…) Des bombes d'un genre nouveau et d'une extrême puissance pourraient être construites.
Dans cette lettre, Einstein semble inquiet que cette Allemagne nazie qu'il abhorre, et qui l'a contraint de se réfugier aux états-Unis en 1933, soit sur le point de se doter d'une telle armé. Il précise : J'ai appris que l'Allemagne vient d'arrêter toute vente d'uranium des mines de Tchécoslovaquie dont elle s'est emparée.
Le président Roosevelt lui répond par une missive datée du 19 octobre 1939, brève mais énergique et prouvant qu'il a parfaitement entendu le message : J'ai trouvé cette donnée d'une telle importance que j'ai formé un comité (…) pour examiner en profondeur les possibilités de votre suggestion concernant l'élément uranium. On connaît la suite…
En janvier 1942, le chef de la Maison-Blanche donne son accord pour la production d'une bombe atomique. Le projet Manhattan, piloté depuis New York, est officialisé quelques mois plus tard avec le général Leslie Groves à sa tête ; celui-ci choisit d'implanter le futur laboratoire où sera conçue et réalisée la bombe dans un lieu reculé au nord du Nouveau-Mexique, sur un haut plateau qui n'hébergeait qu'une école, et en nomme le physicien Robert Oppenheimer directeur scientifique. Il s'entoure des meilleurs spécialistes, au nombre desquels ne figure pas Einstein lui-même, tenu en haute suspicion par le FBI de J. Edgar Hoover pour son pacifisme exacerbé lors de la Première Guerre mondiale.
Le 16 juillet 1945, un premier essai a lieu dans le désert d'Alamogordo, sous les yeux médusés des physiciens et mathématiciens ayant donné naissance à cette créature champignonesque. Fin juillet 1945, le président Harry Truman, qui a succédé au défunt Roosevelt en avril et que le général Groves a entretenu au sujet du projet Manhattan le mois suivant, donne son feu vert au largage de bombes atomiques sur le Japon dès que le temps le permettra. L'humanité est entrée dans l'ère atomique.
Albert Einstein n'a jamais pris part à ces travaux. Et il n'aurait sans doute jamais écrit cette lettre à Roosevelt si son ami le physicien nucléaire hongrois Léo Szilard n'était venu le trouver à Nassau Point, sur Long Island, cet été 1939…
Nous sommes le 4 novembre 1945. Un an après sa création, un an presque jour pour jour après sa création, dans la foulée de la Libération, le quotidien France-Soir s'offre un pigiste prestigieux. En une, le journal de Pierre Lazareff publie un article du professeur Einstein. Le titre qui s'étale sur toute la largeur de la première page affirme que Les 2/3 du globe peuvent être anéantis par la bombe atomique, comme le rappelle Albert Einstein dans le long article qui suit. Pour lui, un seul remède : confier le secret à un gouvernement du monde. Le lendemain, les quotidiens belges relayent l'article et Jean Boets l'intègre dans ses cahiers.
Einstein a 66 ans quand il écrit cet article, trois mois après l'explosion des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki. Il affirme que la libération de l'énergie atomique n'a pas posé un nouveau problème. Elle a simplement rendu plus urgente la nécessité d'en résoudre un qui était déjà connu. Car bombe atomique ou pas, aussi longtemps que des nations souveraines possèderont une grande puissance, la guerre est inévitable, (...) Ce qui a changé, c'est le pouvoir destructeur de la guerre. Et il fait une proposition révolutionnaire : Je ne crois pas que le secret de la bombe doive être donné à l'Organisation des Nations Unies. Je ne crois pas qu'il doive être donné à l'Union soviétique. (…) Le secret de la bombe doit être confié à un gouvernement du monde (…) Un tel gouvernement doit être fondé par les Etats-Unis, l'Union soviétique et la Grande-Bretagne, les seules trois grandes puissances disposant d'une grande force militaire. (...) on doit en finir avec ce concept de non-intervention, car en finir avec ce concept est une des conditions de la sauvegarde de la paix. Il faudra attendre des décennies pour que l'ONU transgresse le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un pays…
Peu avant sa mort, le 18 avril 1955, il signe, avec d'autres Prix Nobel, le Manifeste Russell-Einstein appelant les grandes puissances à rechercher des solutions pacifiques aux conflits internationaux. Le sentiment de culpabilité d'avoir contribué à la fabrication de la bombe atomique le hante jusqu'à ses derniers jours, au point de lui faire regretter jusqu'au dernier souffle d'avoir envoyé sa fameuse lettre à Roosevelt… J'ai fait une grande erreur dans ma vie, quand j'ai signé cette lettre.
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