"Li p’tit banc, chanson d’Émile Wiket, est un classique du répertoire wallon. Focus sur un auteur et son oeuvre... "
En novembre 2011, à l'occasion d'un concours organisé par le Musée de la Vie wallonne, il nous fut donné la chance de rencontrer Mme « Lily » de Bruyne, née Amélie Wiket. Elle et ses fils, en avait remporté le premier prix. Mais à travers cette surprenante rencontre, ce fut surtout pour nous l'occasion de nous pencher sur une personnalité marquante de la littérature wallonne.
Émile Wiket naît le 23 septembre 1879, au coeur du quartier Sainte-Marguerite à Liège. Dès l'adolescence, il écrit beaucoup et spécialement en wallon liégeois. En 1894, âgé d'à peine quinze ans, il publie déjà quelques textes dans le journal Li Trinchet, grâce à l'intervention de Victor Raskin, comédien et régisseur bien connu. Même si ces premiers textes présentent un contenu fort niais, on retrouve dès la première publication1 un travail de la forme et un sens de la mélodie qui feront mouche à peine quelques années plus tard.
Une vocation naît de ces premiers balbutiements : celle de journaliste. Et, au cours de la décennie 1890, tantôt éditorialiste, tantôt chroniqueur, il prête sa plume à de nombreux périodiques locaux : li Spirou, le Foyer populaire, l'Information, la Wallonie, li P'tit ligeoès, li Mestré, l'Action wallonne. Son trait, souvent travesti sous le pseudonyme B. Riksinveule ou l'oeil de fer, est réputé acerbe et mordant, ce qui contraste avec le ton tendre de ses écrits lyriques.
En 1900, une rencontre avec Jean Bury le marque profondément. Il devient son modèle et son conseiller littéraire. Émile Wiket devient forcément un des auteurs les plus féconds de la gazette li Spritche, coordonnée par Jean Bury et son oncle Toussaint. Comme nous pourrons le voir, l'affection que Wiket porte à son mentor restera très forte, jusqu'à la fin de sa vie.
La poésie, plus encore que le journalisme, passionne le jeune Wiket. Admirateur inconditionnel de Nicolas Defrecheux, il exprime par la plume ses sentiments personnels. Mais, au contraire de Defrecheux, si robuste physiquement, Wiket souffre d'une santé précaire qui le tourmente beaucoup. Ainsi, en 1905, alors que Liège vit au rythme de l'Exposition universelle organisée au Parc de la Boverie, il est coincé au lit.
Cet état physique nourrit donc une certaine mélancolie qui l'amène, au-delà de l'expression de simples déceptions amoureuses, vers les doutes, les interrogations, la révolte, la peur de la mort, qu'il côtoie au quotidien.
En 1899, Wiket publie, dans li Spritche, la première version du P'tit banc sous le titre Li p'tit banc so l'quai. Réadaptée et mise en musique par Pierre Van Damme dès 1902, la chanson va révéler l'auteur aux yeux du public populaire liégeois.
Wiket ne se contente pas de ces premiers lauriers et, en perfectionniste qu'il est, il s'efforce sans cesse d'améliorer son trait.
À la recherche d'une reconnaissance d'estime, il présentera ses pièces lyriques à divers concours organisés par la Société Liégeoise de Littérature wallonne (aujourd'hui dénommée Société de Langue et Littérature wallonnes). Aujourd'hui, seules les pièces primées sont connues puisque l'anonymat garantissait la bonne tenue des concours.
Puisque seuls les auteurs primés étaient cités, il n'est pas impossible que d'autres écrits aient été soumis à l'approbation des jurés et n'aient pas rencontré le succès attendu.
En 1905, 1906 et 1907, les jurés – de qualité : Jean Haust, Olympe Gilbart, Alphonse Tilkin, Oscar Pecqueur, Charles Defrecheux, Joseph Vrindts, Jules Feller, et bien d'autres – saluent la sincérité d'émotion et la sonorité des textes. En 1910, lorsque Wiket propose le recueil Tchanson des Båhes, son styler s'affermit tout en conservant une grande profondeur d'émotion. En 1911, les qualités stylistiques s'affermissent encore et, en 1913, l'auteur reçoit la médaille d'argent pour Li Tinrûle couronne, recueil de poésie salué comme l'oeuvre d'un poète fin, délicat. Les jurés vont jusqu'à dire qu'il est parvenu à faire du dialecte wallon réputé si rude quelque chose de léger, de tendre.
Ces quelques pièces de concours ne représentent qu'une infime partie de l'immense production poétique d'Émile Wiket. L'auteur participa d'ailleurs à de nombreux autres concours organisés par diverses sociétés ou organes de presse.
En outre, c'est au cercle littéraire La Wallonne, dont nous reparlerons ci-après, qu'il réserve l'essentiel de sa production. En effet, la société fondée par son ami proche Jean Bury lui a toujours beaucoup tenu à coeur. Presque chaque annuaire, entre 1900 et 1928, comptera un texte de l'auteur.
Dans les années 1900-1910, Émile Wiket se lie avec Maurice Midrolet, d'un an son aîné. Midrolet, plus nerveux, plus vivace que Wiket, a l'habitude des théâtres. Porté vers les comédies joyeuses et drôles, il entraîne Wiket dans son village.
Ces pièces, fort bien ficelées, sont pleines de morale et très caractéristiques de leur époque. Émile Wiket écrit aussi quelques pièces en solo, dont la célèbre Èl tchôleûr dèl coulêye. Cette comédie-opérette, qui reprend les chansons wallonnes traditionnelles. Elle connut un succès immense et qui lui permit d'être représentée à plus de 1200 reprises entre 1925 et 1932, sans que Wiket, alité, ne puisse la voir une seule fois.
Même si la poésie occupe l'essentiel de son temps, Wiket s'essaye aussi à la prose. Il rédige quelques contes et nouvelles mettant en scène des personnages ou des scènes populaires pittoresques. Li Steûle walone lui octroie un prix pour Li sûre âs lâmes en 1901, mais cela ne l'encouragera pas à persévérer.
Wiket entretient un rapport tout différent avec l'écriture journalistique. On l'a dit, très tôt, il fait l'expérience du monde de la presse locale. Il écrit régulièrement comme chroniqueur, publie un grand nombre de poèmes et de récits anecdotiques. Sa persévérance dans le milieu journalistique et surtout l'effervescence qui saisit le domaine dans l'Entre-deux-guerres font qu'il se voit confier de hautes responsabilités dans plusieurs périodiques locaux.
En 1920, il fonde Noss'Perron et en devient le premier rédacteur en chef. Il en assumera les fonctions pendant quatre années et confiera quelques rubriques à un jeune liégeois : Georges Simenon, qui écrit encore à cette époque sous son pseudonyme Georges Sim.
En mai 1924, il met en place avec Constant Fourny et Henri Lambremont un petit périodique intitulé Tchansons des treûs valets. Ce périodique de 16 pages paraît tous les trois mois jusqu'en novembre 1926. Y sont publiés les « moins mauvais écrits » des trois auteurs. Le 30 novembre 1926, non sans humour, les trois hommes et « leû vîle crapaûde li Mûse walone » annoncent avec regret le décès de leur petit rejeton.
En 1925, avec Jean Lejeune et Louis Lagauche, il participe au comité de rédaction du tout nouveau Amon nos aûtes, seul programme officiel du Théâtre wallon du Trianon, et principal organe de communication de la Société d'Encouragement à l'Art wallon, fraichement créée.
La maladie, qui le cloue au lit dès 1925, le contraint à cesser toute activité journalistique, à son grand regret.
À coté de la production en wallon, on sait qu'Émile Wiket a rédigé plusieurs textes en français.
Outre de nombreux articles et courts textes parus dans les diverses revues liégeoises (et notamment l'Action wallonne), de nombreux poèmes et surtout plusieurs opéras et des comédies musicales ont été composés. Ces textes ont été mis en musique par de grands noms liégeois de l'époque.
Malheureusement, nous n'avons pas pu mettre la main sur ces écrits, qui demeurent absents des fonds dela Bibliothèquedes Dialectes de Wallonie.
Loin de se contenter de son rôle d'écrivain, Émile Wiket oeuvrait activement pour la défense dela Wallonie, et surtout de son patrimoine littéraire. Sa contribution à la fondation de nombreux organes de presse suffirait à le démontrer.
Dès sa rencontre avec Jean Bury, dont il devient le disciple affirmé, il est convié aux réunions de La Wallonne, société fondée par Bury. Il en devient membre auteur puis membre du conseil d'administration.
À la mort du fondateur, en 1918, la société reste sans président pendant un temps, perdue. Et finalement, en 1921, les sociétaires s'accordent autour d'Émile Wiket et lui confient la présidence. Il contribuera non seulement à faire perdurer l'association, mais aussi à la faire fleurir et à en faire un groupement de premier plan dans les milieux littéraire et culturel wallons.
Comme nous le signalait Lily Wiket, fille de l'auteur, durant les trois dernières années de sa vie, Émile Wiket, alité, ne pouvait plus se déplacer aux assemblées générales et aux réunions du conseil d'administration. Qu'à cela ne tienne, les membres, fidèles à leur président et confiants en ses capacités intellectuelles, décidèrent d'établir les réunions rue Wazon, dans le salon de leur président ! Mme Alice Wiket était alors chargée de louer des chaises et d'accueillir toutes ces personnes dans la salle à manger, autour du lit de son époux.
La correspondance de l'auteur prouve d'ailleurs que la maladie ne l'empêchait pas de rester extrêmement actif et de faire jouer ses pièces au Trianon ou publier ses textes dans les grands organes de presse de l'époque.
En 1927, au sommet de sa carrière mais au plus mal physiquement, Émile Wiket reçoit le Grand Prix dela Sociétéde Langue et Littérature wallonne pour les pièces écrites dans le cadre du centenaire de Nicolas Defrecheux. À cette occasion, il reçoit également le tout premier Prix dela Littératuredela Sociétéd'Encouragement à l'Art wallon.
Dans la foulée, il est élu membre titulaire de la Société de langue et littérature wallonnes. Malheureusement, il n'aura jamais l'occasion d'assister à la moindre assemblée au vu de sa santé précaire.
Fait chevalier de l'Ordre de Léopold II en 1926, membre d'honneur de la plupart des associations et sociétés dialectales les plus illustres, il est reconnu par ses pairs comme un auteur de haut niveau.
Après sa mort, les membres de la Wallonnelui restent fidèles et cherchent à lui rendre hommage. Ils s'activent pour récolter des fonds nécessaires à l'édification d'un monument funéraire, puis font éditer un recueil reprenant ses plus belles pièces : Frûzions dè coûr (1938).
Toutefois, les textes d'Émile Wiket, profondément ancrés dans leur époque, y survivent mal. Maurice Piron, dans Les lettres wallonnes contemporaines, n'hésite pas à critiquer fortement ses écrits :
[…] Li sûre ås låmes, une nouvelle, ouvre, en 1902, les écluses du « lèyîz-m'-plorisme » dont le flot ne tarira plus. Mais c'est avec ses chansons, dont Li p'tit banc – la plus connue – n'est pas la plus significative, et avec deux séries de sonnets […] que Wiket met à la mode un style d'élégie mièvre, alangui et raffiné, un sentimentalisme de boudoir fin de siècle. À présent qu'on a réuni l'ensemble de son oeuvre, on comprend mieux le tort causé par celui qui passa pour « le doux et élégant interprète de la sensibilité wallonne ». Disons plutôt : le créateur de la veine la plus fade et la plus efféminée du lyrisme liégeois. […]. Sous l'élégance de la strophe, on cherche en vain le son profond d'une âme, la palpitation d'une chair, un homme enfin. Wiket ne sait qu'annoter des frissons 2.
L'opinion populaire aura nuancé les propos sévères de Maurice Piron en maintenant Li p'tit banc au rang des classiques wallons. Piron lui-même reviendra sur ses dires en reprenant l'auteur au sein de son Anthologie de la littérature wallonne3.
Même s'il faut avouer que les écrits d'Émile Wiket, fort imprégnés d'une ambiance Belle-Époque ont mal vieilli, nous ne pouvons nier que l'auteur a eu une influence considérable sur son temps. Cette influence, exagérée certainement par l'adulation que lui portaient les membres de La Wallonne et ses nombreux lecteurs, pousse les auteurs wallons à reconquérir le genre lyrique, laissé en friche à la mort de Nicolas Defrecheux.
Hormis la fameuse chanson Li p'tit banc, ce que l'on retiendra peut-être plus encore de l'artiste, c'est certainement cette hyperactivité journalistique et cet investissement pour la langue et la littérature wallonnes.
C'est sans nul doute ce qui lui a valu tant d'hommages, de son vivant, et après sa mort. Lily Wiket nous confiait d'ailleurs que, lors de l'enterrement de son père, les cortèges s'étendaient de la rue Wazon à la place Saint Lambert, soit sur près de2 km.
Un auteur wallon actuel pourrait-il encore susciter autant d'émoi auprès des foules ?
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Li p'tit banc
Tot près dè vî pont, i-n-a-st-on p'tit banc
Wice qui dj'a sovint miné m' binamêye,
On banc come in-ôte, wice qui lès galants
Minèt leû moncoeûr qwand l' nut' èst toumèye...
Ah ! s' ti poléves dîre tot çou qu' t' as vèyou
Dispoy qui t'ès là, pitit banc qu'on-z-inme !
Ah ! s'ti poléves dîre tot çou qu' t'as-st-oyou,
Dès boûdes, dès sièrmints... èt tofér lès minmes !
Ti rapinses-tu co di l'osté passé ?
Nos t' vinîs vèyî deûs fèyes li saminne…
Binamé p'tit banc, louke, rin qu' d'î tûzer,
Dji sin qu'dji fruzih, ca dji r'veû Mad'linne.
Awè, djèl riveû, èt c'èst là m' måleûr
N'è pôrè-dje don måy aswådjî m' pinsèye ?
Sov'nance qui m' fêt må, ca por mi l' boneûr
N'èst pus qu'on bê sondje, ine doûce djôye passèye…
Mins pocwè fåt i, là qu'on-z-a vint ans,
Qui l' coûr si lêsse prinde à ‘ne clére riyot'rèye ?
Et kimint s'fêt-i, pôves sots qui n's-èstans,
Qu'nos n'nos dotanse nin qu' l'amoûr n'est qu' tromp'rèye ?
Tot près dè vî pont, i-n-a-st-on p'tit banc
Wice qui dj'a sovint miné m' binamêye,
On banc come in-ôte wice qui lès galants
Båhèt leû moncoeûr qwand l' nut' èst toumèye...
Frûzions dè coûr, Rimês tchûsis da Émile Wiket, éd. posthume par O. Servais, Liège, [1938], pp. 66-67
Baptiste Frankinet, Responsable Département Bibliothèque et Fonds dialectal wallon